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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Crise des médias, crise de confiance

Par Jean-François Cliche  

Un politicien en « guerre contre les médias » ? Un autre ? Une série de critiques contre les journalistes lancées par plusieurs conservateurs fédéraux ont eu un grand écho au Canada anglais au cours des 10 derniers jours. Les médias francophones ayant été largement épargnés, on en a très peu parlé au Québec. Mais on devrait, car les conditions qui font des médias des « cibles » intéressantes pour les politiciens prévalent ici aussi, il me semble. 

Au cours des dernières semaines, le nouveau chef conservateur Andrew Scheer a promis dans le Toronto Sun de « se tenir debout face à ce gouvernement, aux médias et à l’élite privilégiée ». Sa députée Michelle Rempel a accusé la chronique de vérification factuelle de La Presse canadienne d’être un « outil de propagande » (spin tool) du bureau de Justin Trudeau. Son collègue conservateur Pierre Poilièvre a qualifié un rédacteur de Bloomberg de « reporter libéral ». Et d’autres membres du caucus « bleu » y sont allés de leurs variations sur ce thème. 

 

Il n’en fallut pas plus pour que plusieurs commentateurs parlent de « guerre aux médias » et se demandent si M. Scheer était en train d’importer le style Trump de ce côté-ci de la frontière. Sur ce point, je suis plutôt d’accord avec Andrew Coyne, du National Post, qui dit que les signes d’une « guerre » sont plutôt minces pour l’instant — d’autant plus que les attaques ont cessé depuis. 

 

Ce qui est intéressant, ici, c’est qu’il ne s’agit pas d’une première, loin s’en faut. Le président américain affiche un mépris ouvert envers la plupart des médias d’information et en fait même une partie importante de sa stratégie de marketing politique. L’ex-conservateur qui vient de fonder le Parti populaire, le député fédéral de Beauce Maxime Bernier, semble tenté de jouer cette carte au moins à l’occasion, si l’on se fie à son fil Twitter. Avant 2015, le premier ministre Stephen Harper n’a jamais très bien caché la faible opinion qu’il avait de la presse parlementaire — avec un certain effet auprès de sa base, d’ailleurs. 

 

Alors qu’on me permette une hypothèse sur ce qui est en train de se passer. Quand un groupe assez restreint, numériquement, atteint un certain degré d’impopularité, il devient alors potentiellement payant pour les politiciens de le prendre à partie. Bien sûr, le politicien qui adopte cette stratégie se « brûle » auprès des membres du groupe visé, mais il marque des points auprès des électeurs qui le détestent ou s’en méfient. Et comme ces derniers sont bien plus nombreux que le groupe « souffre-douleur », l’opération a de fortes chances d’être électoralement rentable. 

 

Les détenus et les criminels jouent souvent ce rôle, du moins à la droite de l’échiquier politique : quand un politicien promet de serrer la vis aux détenus, peu de gens (et ça se comprend aisément) ont de la sympathie pour ces derniers. Au contraire, comme ils se méfient des criminels, beaucoup se sentiront une affinité pour ledit politicien.  

 

Plus récemment au Québec, les pitbulls sont devenus ce genre de cible, je pense : comme leurs propriétaires sont assez peu nombreux et qu’une grande partie de la population a peur de ces chiens, beaucoup de politiciens s’en sont servi pour « marquer des points », comme on dit. 

 

Inutile de multiplier les exemples, revenons-en plutôt aux journalistes. Dans les années 70, quand la maison de sondage Gallup demandait aux Américains s’ils faisaient confiance aux médias, entre 70 et 75 % répondaient « assez » ou « très ». Cette proportion s’est toutefois complètement écroulée par la suite et ne s’établissait plus qu’à 32 % en 2016. Paradoxalement, la confiance envers les journalistes a connu un certain rebond depuis l’élection de M. Trump, mais la tendance à long terme reste a priori inchangée, et la méfiance demeure grande. 

 

Les différences méthodologiques d’un sondage à l’autre rendent les comparaisons hasardeuses, mais tout indique qu’une situation équivalente (en un peu moins pire, peut-être) prévaut ici aussi. Dans son Baromètre des professions, le sondeur Léger a trouvé qu’au début des années 2010, entre 39 et 43 % des Québécois répondaient « oui » à la question « Faites-vous confiance ou non aux journalistes ? »  

 

Ici aussi, il est possible qu’un « effet Trump » ait rappelé aux gens l’importance de leurs médias d’information puisque notre métier a recueilli 55 % de confiance en 2016, mais ce pourrait être dû à un changement de méthodologie ou à d’autres facteurs puisque plusieurs autres professions ont connu des rebonds semblables dans la Baromètre 2016. 

 

Quoi qu’il en soit, le constat demeure : aux États-Unis, les journalistes ont manifestement atteint un niveau d’impopularité qui en fait une cible payante pour les politiciens, du moins les républicains. Au Québec et au Canada, il est possible que ce soit le cas ; peut-être que les pointes conservatrices à l’endroit de la gente médiatique était une sorte de ballon d’essai, peut-être étaient-elles innocentes. L’avenir le dira. 

 

J’ai bien l’impression que nous sommes nous-mêmes les principaux artisans de cette crise de confiance, mais ses causes peuvent être multiples et c’est une autre question de toute manière. Ce que je tiens à souligner ici, c’est à quel point je trouve aberrant que ce problème n’intéresse pas davantage (presque pas, en fait) les journalistes et les patrons de presse. Tout le monde se demande, non sans raison, comment l’industrie survivra à la migration de la pub vers les réseaux sociaux. Ce que je me demande, moi, au-delà des critiques que nous adressent certains politiciens (et qui font partie du métier, de toute manière), c’est comment une industrie qui sert à informer peut-elle espérer survivre si plus personne ne la croit ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas des ateliers et des conférences consacrés à la méfiance du public à chaque année au congrès de la FPJQ, comme il y en a chaque année (de fort pertinents par ailleurs) sur la « crise des médias » ? 

 

Je ne prétends pas avoir de solutions miracle. Mais je constate : cette confiance, nous l’avons collectivement laissé s’étioler au fil des décennies, même si notre métier en dépend. Espérons qu’il ne faudra pas une « guerre » livrée par des politiciens pour nous forcer à nous en occuper. Il sera peut-être trop tard. 

 

Jean-François Cliche est journaliste scientifique pour Le Soleil et signe la chronique « Polémique » dans Québec Science. Il est également coauteur des livres En chair et en maths avec le mathématicien Jean-Marie De Koninck.  

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion. 

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