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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Évidemment, les propos tenus dans le billet n’engagent que leur auteur.

Une journaliste de trop à la COP26

Par Sam Malek

Étudiant au certificat en journalisme à l'Université de Montréal et stagiaire à la FPJQ

« Je veux une femme, je veux une femme ! » Les yeux de Nancy Pelosi,  présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, balaient la salle remplie de journalistes, elle veut s’assurer que la prochaine question viendra d’une femme. « Peut-être que je n’en veux pas », ajoute-t-elle lorsqu’elle constate que c’est Abby Martin qui se présente au micro.

Le 9 novembre dernier, lors de la COP26 à Glascow, Nancy Pelosi et 16 de ses collègues démocrates convient la presse internationale pour, essentiellement, se lancer des fleurs concernant leurs accomplissements dans la lutte aux changements climatiques. La journaliste des Empire Files, Abby Martin, a mis fin à la fête en une seule question.

« Vous venez d’approuver une hausse budgétaire importante du Pentagone » dit-elle le regard fixé sur Pelosi. Fine politicienne, Pelosi commence dès lors à s’éloigner de son podium, la stratégie est simple, se distancer du micro pour mieux refiler la question qui suivra à un collègue.

« Le budget du Pentagone est déjà massif » poursuit Martin d’un ton déterminé, précisant que le ministère de la Défense américaine pollue plus que 140 pays combinés. « Comment pouvons-nous discuter sérieusement de zéro émission s’il y a un consensus bipartisan pour constamment développer la force militaire américaine, qui est l'une des principales responsables des changements climatiques ? L'armée est exemptée des conférences sur le climat », a précisé la journaliste.

Aux États-Unis, le leadership américain et la bienveillance de leurs forces armées sont rarement remis en question. On doit soutenir nos « troops » disent les politiciens, et, souvent, les grands médias.  La question d’Abby Martin ne cadre donc pas dans cette dynamique implicite, cette question n’a pas de réponse, car elle ne peut avoir de justification, elle est taboue. Rappelons que selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, en 2020 les États-Unis ont consacré plus à leur budget militaire (778 milliards de dollars américains) que l’ensemble des 11 autres plus gros budgets combinés (761 milliards de dollars américains). En remettant en cause ce budget, Martin défie l’impérialisme américain, elle s’attaque à une vache sacrée.

Pelosi cède la question à son co-panéliste John Pallone, représentant démocrate qui préside le comité sur l’énergie et le commerce au congrès. Les journalistes présents à la conférence de presse se font servir une première salade de mots, assaisonnée d’une conclusion digne d’un roman orwellien. Selon Pallone, les forces militaires doivent répondre aux catastrophes climatiques et le ministère de la Défense est conscient qu’il doit contribuer pour le « bien du monde ». Ainsi, Pallone en arrive à la conclusion que l’augmentation du budget militaire n’est pas en contradiction à la lutte aux changements climatiques. En d’autres mots, ignorez le fait que l’armée doit répondre aux catastrophes qu’elle a elle-même créées ou auxquelles elle a contribué (à titre de grand pollueur), mais n’oubliez pas qu’elle veut toujours le bien de la planète.

Pelosi retourne à son podium. Décidément, l’incongruité de Pallone devait être rectifiée avant de clore le sujet. La politicienne livre un verbiage qui peut se résumer ainsi : 1) la crise climatique est un sujet de sécurité nationale; et 2) le gouvernement fait des efforts pour que les forces militaires ne carburent plus aux énergies fossiles. Les victimes de coups de canons américains à travers le monde seront sûrement ravies d’apprendre que les frappes proviendront désormais de tank Tesla.

Abby Martin n’aura pas droit à une sous-question, Pelosi met fin à la conférence de presse, « malheureusement, on me dit qu’ils doivent nettoyer la salle », dit-elle en quittant, à nouveau, son podium.
Abby Martin devait-elle savoir qu’une telle question ne recevrait jamais une réponse concrète ? Possiblement, mais le simple fait de la poser demeure significatif. La journaliste doit informer les citoyens, elle doit leur fournir les renseignements dont ils ont besoin pour être libres et bien se gouverner. En évitant de répondre directement à la question, Pallone et Pelosi donnent l’impression de confirmer implicitement la prémisse de celle-ci. En répondant du « bla bla bla » comme dirait Greta Thunberg, ils mettent en lumière leur vision du problème. Pour Pallone et Pelosi, il faut réduire l’impact environnemental de l’expansion militaire, et non pas limiter ou renverser celle-ci.

Abby Martin a eu le courage de montrer un illogisme trop souvent ignoré par les autres organes de presse. Par la force d’une seule question, soigneusement formulée lors d’une conférence internationale, la journaliste a offert aux citoyens du monde un aperçu des priorités américaines en matière environnementale. Nancy Pelosi voulait une femme, elle en a eu toute une.

 

 

 

 

 

 

 

                     

                  Abby Martin

 

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